Petite leçon d’histoire de la misogynie

Les problématiques des femmes ont toujours été au coeur des réflexions artistiques de la photographe Laia Abril. Un sujet qu’elle a très tôt percuté de plein fouet. Par le récit d’amies d’abord, puis celui des nombreuses rencontres qui ont ponctué sa vie.
C’est de là que naît sa volonté de documenter la réalité des communautés marginalisées. Avec une fidélité quasi scientifique, cette journaliste de formation commence à réaliser une série de vidéos et de photographies donnant la voix à des personnalités en dehors des sentiers battus.
Du quotidien d’un couple lesbien à Brooklyn aux témoignages de personnes asexuelles, en passant par l’esthétique visuelle pro-ana, elle nous plonge dans leur intimité et invite le spectateur à changer sa perspective, sans jamais juger.
Bien que féministe, la jeune artiste espagnole ne se décrit pas comme une activiste et préfère au combat direct, le pouvoir subtil de suggestion des images. Un langage métaphorique où les objets supplantent les mots pour raconter des histoiresDes récits où les victimes ne sont pas toujours celles que l’on croit, et s’intéressent aux dommages collatéraux, à l’instar de The Epilogue, sorte d’album photo montrant la souffrance d’une famille suite au décès de leur fille boulimique.
Avec Histoire de la Misogynie, elle rassemble une collection d’objets et de témoignages qui illustrent les différentes représentations de la misogynie à travers les âges et les territoires. Le premier chapitre de cette saga intitulée Avortement, évoque les répercussions liées au manque d’accès à l’avortement.
Un ensemble de cicatrices visuelles et sonores qui viennent exprimer la douleur en filigrane : qu’il s’agisse des photos d’outils “de torture” semblant venir d’un autre temps toujours utilisés pour avorter en Ouganda au début du 21ème siècle, de l’enregistrement vocal d’un homme menaçant une sage-femme, de la carte du “tourisme de l’avortement” en Grande Bretagne, ou encore des objets d’avortement “faits maisons”, l’horreur n’est jamais loin même si elle n’est que concept.
Un voyage dans le temps et l’espace autour de la lutte pour les droits de la femme, qui nous rappelle que si la cause est en progrès, elle reste loin d’être gagnée. A l’occasion de la présentation du livre de l’exposition, présenté au BAL le 1er mars dernier, rencontre avec Laia Abril et retour sur les origines du projet.

 

Les problèmes des femmes sont un sujet prédominant dans ton travail depuis assez longtemps, quel a été l’élément déclencheur de cet engagement ?
Laia : Les gens qui me sont proches ont motivé cet engagement. J’ai fréquenté beaucoup de communautés lesbiennes, je voulais offrir plus à la communauté. Raconter leur histoire, les questions liées à la sexualité et la féminité. Si mon travail est devenu plus politique, à l’origine ma motivation c’est de raconter des histoires.
Comment le projet Histoire de la Misogynie a-t-il débuté ?
Laia : Je travaillais depuis longtemps (2010) sur une série photographique autour des troubles alimentaires. Je souhaitais un nouveau projet long terme. En 2015, j’ai donc commencé à effectuer des recherches sur la misogynie, puis ouvert le premier chapitre de ce thème un an plus tard, avec Avortement (une exposition photographique présentée aux Rencontres à Arles, ndlr). L’idée part du constat qu’à chaque fois que je parlais de misogynie autour de moi, les gens me disaient que c’était du passé ou que ça appartenait à des sociétés lointaines. La misogynie est une problématique politique de droits humains. Dans la plupart des sociétés occidentales, même si les lois ont évolué, les stigmas de la société perdurent et il existe encore une grande pression des communautés, comme en Italie où l’église catholique a toujours une forte influence.
 Comment as-tu trouvé tous les objets/histoires pour bâtir ton exposition ?
Laia : Ce projet a mis beaucoup de temps, j’ai contacté des journalistes en Europe de l’Est et en Amérique du Sud pour retrouver les personnages de ces faits divers, j’ai travaillé avec des gynécologues. Ce n’était pas toujours facile, car dans certains pays comme le Salvador, où l’avortement est un crime pénale, les gens qui témoignaient prennent beaucoup de risques.
Quelles sont les plus incroyables découvertes que tu aies faites durant ton travail de recherche ?
Laia : Je pense que ce sont lors de mes recherches sur les Etats-Unis, je suis tombée sur un site radical anti-avortement Pro Life. C’est une sorte de Ku Klux Klan contre les femmes qui vont même jusqu’à lancer des avis de recherche sur les docteurs qui pratiquent l’opération, pour les assassiner. Une autre histoire qui m’a bouleversé se déroule au Nicaragua, elle concerne une fillette de 9 ans qui s’est fait violer par un membre de sa famille et a été forcée de garder le bébé. Cela m’a inspiré l’une des pièces de mon installation, comme cette image ultrason qui montre le bébé dans son ventre.
Ton travail est très suggéré, comment choisis-tu tes objets et quel message souhaites-tu faire passer à travers d’eux ?
Laia : Comme les sujets que je traite sont graves, j’essaie toujours de trouver un équilibre entre émotions et informations. Mon but n’est pas de faire des expositions pour les pro-avortements, mais de pousser ceux qui sont contre à s’interroger. Je travaille donc à faire passer mes messages d’une manière digeste, en me questionnant toujours avant d’utiliser tel ou tel document. Je veux attirer l’attention du spectateur, pas le perdre.
 Que penses-tu de l’affaire #metoo sur les réseaux sociaux. Est-ce que la polémique va trop loin ?
Laia :  Dans ma vie de tous les jours, je ne parle pas trop de féminisme car je pense que j’apporte ma pierre à l’édifice à travers ma pratique artistique. Personnellement, je n’aime pas les polémiques et préfère me concentrer sur les solutions, mais je pense que ce phénomène est la conséquence directe d’une situation bouillonnante depuis des années. C’est le résultat d’années de culture du viol et de harcèlement, qui ont été ignorées. J’espère juste qu’il ne s’agit pas d’un mouvement superficiel et temporaire.
 A quelle femme souhaiterais-tu ressembler (à part toi même) ?
Laia : Il y en a plusieurs mais en tant qu’artiste, je m’intéresse évidemment beaucoup aux oeuvres de femmes photographes comme Barbara Kruger. J’aime aussi beaucoup le travail de la journaliste féministe américaine Gloria Steinems (fondatrice du magazine Ms, ndlr)
Quel est le plus bel hommage rendu aux femmes que tu as lu récemment ?
Laia : Ca va peut-être paraître superficiel, mais je crois que c’est la lettre de Lena Dunham publiée dans Vogue au sujet de son hystérectomie (ablation de l’utérus). Elle a pris la difficile décision de retirer son utérus à seulement 31 ans, en raison de douleurs atroces liées à son endométriose. Elle a été énormément critiquée suite à cet acte, mais sa lettre est vraiment touchante et honnête. Je crois que j’ai aussi été marquée par le fait qu’un magazine accorde une place si importante à cette tribune, j’ai réalisé qu’on avançait et que les problèmes de femmes ne sont plus relégués au second plan.
 
Quel sera le prochain chapitre de Histoire de la Misogynie ?
Laia: Je ne sais pas exactement encore quel nom je vais lui donner, mais disons que je fais un gros travail de recherche sur le féminicide (génocide de femmes) et l’hystérie de masse. C’est un phénomène particulier qui touche des femmes souffrant d’attaques de panique collectives ou d’hystérie collective. Je ne suis encore en phase de recherches mais le sujet me fascine.
En même temps, le volet Avortement du projet Histoire de la Misogynie est en tournée en Europe. Nous sommes allés en Slovénie, à Berlin, et je prépare une performance en Irlande juste avant le référendum sur les lois anti-avortements.
Article source sur Paulette Magazine