Aziza in: ana wil gharam, parlez-moi d’amour

“On s’est connu, on s’est reconnu, on s’est perdu de vue, on s’est r’perdu d’vue, on s’est re- trouvé, on s’est réchauffé, puis on s’est séparé.” Et si le tourbillon de la vie, ou plutôt de l’amour, nous était conté en musique? Chose dit chose faite avec Ana wil gharam, une comédie musicale en arabe qui dépeint le cycle de vie des relations amou- reuses. Au fil des saisons, on y suit les tribulations sentimentales des cinq protagonistes, leurs espoirs chahutés, leurs échecs et leurs cha- grins. Une conversation à cœur ouvert, où l’émotion est au cœur de tout, en ces temps obscurs. On pleure, on rit, on danse, mais surtout, on réalise qu’en dépit de l’adversité, l’amour continue.

 

 

 

Brouillage de pistes

Rien de plus efficace que l’anecdotique pour raconter l’histoire avec un grand H, ou comment en utilisant le je, on se rapproche du nous universel. C’est ainsi que débute l’histoire de Aziza. Après la dal3ouna, introduction musicale traditionnelle libanaise, les musiciens s’interrompent, l’un d’eux reprochant à l’autre de mal jouer. Alors que le spectateur assis dans son fau- teuil de théâtre s’attendait à regarder un spectacle musical, il se retrouve désormais plongé au milieu d’une répétition. Brouillage des pistes total. L’artiste critiqué commence alors à justifier les raisons de son mauvais jeu : une femme dont il est tombé amou- reux est promise à un autre.

Le tableau est dressé, et débute alors le récit d’un parcours amoureux tortueux et de ses différentes phases, alimenté par les expériences de chacun, de la rencontre à la séparation, en passant par la solitude et la résurrection, pour enfin repartir à zéro, la boucle se   bouclant   ainsi.   Une   épopée   chevaleresque symbolisée par le passage d’une jolie fille devant la scène avec une pancarte qui marque les différents rounds. La suite de la narration se déroule dans un va-et-vient permanent entre la réalité des concertistes et leurs chansons, au fur et à mesure des- quelles les langues se délient, permettant au spectateur d’entrer dans l’intimité des personnages.

Mélodiquement parlant, chaque chapitre de cette saga passionnelle s’il- lustre par un titre au style différent. Ain- si, La cueillette des pommes raconte les premiers émois amoureux, Holiday Inn évoque la solitude d’une femme dont le mari est trop souvent absent, Non non non, le combat pour ne pas recontacter son ex, quand Khalass prône la sortie du tunnel et la2 3osni, le flirt sur fond de bal- lade groovy. Autant de tranches de vie que l’on retrouve à travers la scénographie, par la présence de pans translucides derrière lesquels des ombres chinoises jouent les quatre saisons.

Quand la productrice du spectacle Jana Saleh a vu sa principale interprète, Aziza, sur scène pour la première fois, elle a immédiatement ressenti le potentiel particulier de l’artiste et l’envie d’aller plus loin. Un talent à la fois anachronique sans être désuet “Son répertoire était traditionnel, mais il y avait dans sa manière d’interpréter quelque chose de très frais et dynamique…”, se souvient-elle. Ni une ni deux, elle lui propose une collaboration, et les deux jeunes femmes commencent ensemble la composition du premier al- bum de la chanteuse, un opus où chaque chanson suit le déroulé d’une histoire à la manière des comédies musicales. Un format auquel tient Jana Saleh, puisqu’il symbolise l’âge d’or du monde arabe et de l’Égypte. “La comédie musicale représente vraiment l’apogée de la musique et du film arabe dans les années 60-70. À l’époque, c’était un style très populaire, dont toutes les grandes divas sont issues, Sabah ou Mohammed Abdel Wahab, notamment.” Après des mois d’explorations acoustiques, leur création sort enfin de la grotte. Sorte de groove oriental, elle emprunte autant aux rythmes de la pop qu’à l’âme de la musique arabe, grâce à la magie du tarab. Essence de la chanson arabe, cet état d’extase entre l’interprète et son auditoire permet- tait d’exhaler l’âme dans le tourbillon de la musique et de la danse. De nombreux artistes   égyptiens   sous   Nasser,  comme Oum Kalsoum ou encore Abdel Halim Hafez, chantaient des heures entières, dans des rhapsodies frénétiques, afin d’atteindre cette transe tant convoitée – une technique également retrouvée chez les soufis afin de communier avec dieu. Cette pureté du chant, Jana Saleh a souhaité la préserver en l’associant à des arrangements simples (cordes et percussions), même si elle y a rajouté une orchestration théâtrale avec la présence d’un chœur, dans un souci de fidélité à la tradition des comédies musicales libanaises des frères Rahbani. Le résultat : une cou- leur instrumentale unique, à la fois traditionnelle, libanaise et dynamique. Une prouesse qui n’aurait pas été possible sans les musiciens, tous Syriens. “Les musiciens syriens viennent d’une école de musique très classique, car les conservatoires de Damas et d’Alep avaient un enseignement très poussé dans l’étude de la musique arabe avant la guerre. Cela donne des sons très ronds et une musicalité plus traditionnelle que celle des artistes libanais, très influencés par la musique occidentale.”

Après ses années de pérégrinations sonores passées entre les États-Unis et la Jamaïque à s’essayer à la musique de films, ainsi qu’aux tubes punk rock latino, la jeune productrice est revenue au Liban avec l’envie de se reconnecter à ses racines tout en recherchant de nouvelles sonorités. Si avec Mashrou3 Leila, elle nous a fait découvrir un folk pop arabe, elle nous offre aujourd’hui avec ce projet une musique populaire d’actualité, que les Libanais pourront s’approprier sans nostalgie ni ringardise.